Aujourd'hui en allant faire les courses il m'est arrivé un truc assez spécial. Je suis à la caisse et la caissière vient de m'annoncer le prix. Je lui dit que je veux payer "con la tarjeta", et elle me tend donc le boîtier avec le pavé numérique. Au moment précis où je tape mon code, j'ai une impression bizarre. J'appuie sur "ok", et là biiiiip, erreur. L'impression bizarre était là : ce n'était pas du tout le bon code. Et là impossible de me souvenir rappeler [*] de mon code de carte bleue. J'ai beau réfléchir comme je peux, rien. Je refais un essai, presque au hasard, encore faux. J'ai abandonné là, les gens commençaient à s'impatienter et heureusement j'avais un peu de liquide sur moi. En sortant du magasin, je continue de réfléchir puis tout d'un coup mon code me revient. C'est quand même vraiment flippant comme expérience. Ne pas se souvenir de quelque chose qu'on avait jamais oublié auparavant !

Du coup, après une courte période hypocondrialzheimiaque, je suis allé flâner sur le net en essayant d'apprendre quelques trucs sur la mémoire. Je suis tombé sur cet article intéressant, dont je me permets d'extraire un bout et qui explique ma rature [*] ci-haut :

Nous n’avons pas de disque dur interne. Se rappeler, c’est recréer. Et nous ne nous souvenons pas d’un évènement, nous nous rappelons la dernière fois que nous nous en sommes souvenus, ce qui est bien différent. C’est que semble montrer la fameuse expérience “d’effacement des souvenirs” de Nader, Schafe et LeDoux. On a dressé des rats à associer deux stimuli, dans la bonne tradition pavlovienne : par exemple un bruit de cloche et une stimulation électrique. Puis on a laissé mariner les malheureuses bêtes pendant 45 jours, afin de les laisser bien intégrer cette association dans la “mémoire à long terme”. Ensuite, on a réactivé le souvenir en utilisant le premier des deux stimuli. Immédiatement après, on a introduit dans le cerveau du rat un produit chimique effaçant la mémoire à court terme. Le rat était donc incapable de se souvenir de ce dernier évènement. Pourtant, après l’expérience on découvrit que les rats étaient amnésiques. Ils avaient oublié l’association entre les deux stimuli, faites 45 jours plus tôt. En supprimant leur dernier souvenir, les rongeurs avaient perdu la trace de leur souvenir plus lointain.

Pour Jonah Lehrer, journaliste à Seed Magazine et auteur du brillant Proust was a neuroscientist, ce genre d’expérience confirme l’intuition de Proust qui considérait la mémoire non comme un entrepôt d’informations statiques mais comme une constante réactivation et recréation de l’expérience. Comme il l’explique, “cela nous montre que chaque fois que nous nous souvenons de quelque chose, la structure neuronale de la mémoire est délicatement transformée en un processus nommé reconsolidation (Freud appelait ce processus Nachtraglichkeit ou “rétroaction”). La mémoire est altérée en l’absence du stimulus original, elle est de moins en moins concernée par ce dont vous >vous souvenez et de plus en plus par vous-même”.

La manière dont je le comprends est la suivante. Prenons par exemple l'anecdote que j'ai utilisée pour inaugurer ce blog, qui s'est passée il y a une semaine. Tout de suite après l'incident j'avais un souvenir (là je crois que c'est vraiment le mot) vif de ce qui venait de se passer, les images que je me repassais dans la tête, les dialogues que je refaisais éventuellement étaient ceux que j'avais vécu. Un peu plus tard, par exemple lorsque j'ai voulu coucher tout ça par écrit pour ce blog, je ne me suis pas souvenu des évènements cette fois, je me suis rappelé la dernière fois que j'y ai pensé. Et bien sûr, quelques détails ont pu éventuellement être rajoutés/enlevés puisque ce dernier rappel est forcément relié à l'endroit/le moment où il a eu lieu. Et on itère bien sûr cela à chaque rappel qui suit. C'est pour moi tout le sens de la dernière phrase de la citation précédente. Je me suis d'ailleurs fréquemment rendu compte que mes souvenirs s'altéraient effectivement. Vous savez quand par exemple vous avez un souvenir très lointain mais dont vous êtes absolument convaincu, dans les moindres détails. Un jouet que vous aviez quand vous étiez petit par exemple. Et puis là, pour une raison donnée, vous vous retrouvez confronté à l'objet du souvenir et vous vous rendez compte qu'il ne répond pas fidèlement au souvenir que vous vous en étiez fait. Beaucoup de détails se retrouvent, mais il y a "du bruit". Si effectivement on ne faisait que se souvenir (en "stockant" en mémoire) d'un même et unique évènement, pourquoi nos souvenirs seraient-ils peu à peu modifiés?

Je vais m'arrêter là avant de perdre les quelques lecteurs courageux qui m'ont suivis jusqu'ici. Une chose est sûre, demain je mange ne mange pas forcément du poisson.